Là, Au-delà
(1990-1991/1992) pour 26 instrumentistes

(2-2-2-2 / 0-2-2-0 / 3 percussionnistes-harpe-piano-synthétiseur / 3-0-2-2-1)
Commande de l’Ensemble InterContemporain et de la Fondation Crédit Lyonnais
Création par l’Ensemble InterContemporain, dir. P. Boulez au Théâtre du Châtelet, Paris avril 1991
Création de la version définitive par l’Ensemble InterContemporain, dir. D. Robertson à l’IRCAM/Centre Georges Pompidou, Paris décembre 1993
Dédicace : à André Boucourechliev
Durée : 23 min.
Editions Jobert (Paris) – anciennement éditions Henry Lemoine
in CD monographique IRCAM/Adès-MFA; Ensemble InterContemporain, dir. D. Robertson

La perception dans le langage musical d’aujourd’hui est certainement l’un des enjeux primordiaux qui se pose à ma génération de compositeur. Quelles que soient nos esthétiques, il me semble que nous nous situons tous en fonction de cette problématique : soit l’on considère l’écriture comme moyen de perception, soit cette dernière découle de l’écrit. Cette simple alternative peut paraître bien triviale ou simpliste puisque le compositeur est sensé écrire ce qu’il entend intérieurement (et chacun de se remémorer Beethoven, créateur d’inouïs dans la surdité) l’œuvre est-elle une transcription d’un état quasi idéal que l’on (re)découvre ou l’écrit est-il le support par lequel se révèle un état inventé ? Quelle est la part d’une intuition qui nous impose ses exigences et celle d’un processus qui dicte ses nécessités absolues ? Je pense que l’œuvre est un dédale dont l’écrit est le fils d’Ariane fragile, un équilibre précaire entre une série d’intuitions qui peuvent conduire à l’entropie et des processus qui n’ont que faire de l’écoute.

Lors de la composition de Là, Au-delà, toutes ces questions se sont posées avec plus d’urgence qu’a l’accoutumée. D’une part, parce que j’avais eu l’intuition de la forme globale et qu’il me fallait la redécouvrir et la reconstituer, d’autre part parce que mon travail m’a amené au fil des ans à rechercher une dialectique des développements qui tienne compte de l’instant et de l’ensemble. Aussi ai-je divisé l’élaboration en deux temps, dont le premier a été la composition d’une pièce restreinte dans la durée et les proportions (Marges III, pour hautbois solo et treize instrumentistes), le second, une fois le potentiel du matériau mieux cerné, étant la composition de Là, Au-delà. Il m’a été ainsi plus aisé de me concentrer sur les questions de formes et d’articulations. La partition se divise en panneaux de durées inégales qui apparaissent et reviennent sans cesse, ces portions de temps ont chacune un profil qui les caractérise comme un code génétique. Par exemple, une section écrite dans un tempo vif sera reconnaissable par ses figures rythmiques et son organisation harmonique et une autre, de tempo lent, lent sera une hétérophonie déduite d’une ligne principale, etc … Chaque panneau a donc ses propres structures harmoniques, rythmiques, de timbre et de figuration, qui ne sont ni statiques ni imperméables, car tous les paramètres d’écriture peuvent passer d’un segment à l’autre et être transformés selon les nécessités. Ces structures thématiques sont un ensemble d’état soumis à une conduite discontinue, d’apparitions tantôt fugaces, tantôt insistantes, autant de visions sonores, de traits suggérés ou marqués qui se forment, se déforment et se reforment à nouveau, frappent notre mémoire et aussitôt la brouillent. Ces cristallisations d’idées insistantes et non linéaires sont un ensemble de métamorphoses et d’obsessions toujours renouvelées il n’y a ni état initial ni développement puisque le réseau des schèmes constituants est dans la forme et hors d’elle. Ces données expliquent le titre : symbolise la présence de l’événement local et le temps éphémère qui se déroule inexorablement, Au-delà la perception globale et mémorielle qui, hors-temps, essaie de retracer et reconstituer le chemin parcouru. De même, correspond à l’écoute analytique qui dissocie les éléments, Au-delà étant lié à une préhension de textures sonores complexes non indivisibles. L’œuvre, musicale ou autre, est pour moi cet aller-retour du discernable et de son contraire, ce labyrinthe qui nous conduit tout en nous perdant et nous amène finalement, entre désir et plaisir, à prendre conscience de la multiplicité. Le but n’est pas l’objet fini, mais un potentiel d’émerveillements pleins et énigmatiques qu’une seule lecture/écoute ne peut épuiser. Relire l’œuvre, la réécouter, c’est, en définitive, nous déchiffrer à nouveau pour un élargissement de notre entendement sensible et mental. C’est pourquoi je conclurai par cette phrase de Roland Barthes: « (l’écoute) est finalement un petit théâtre où s’affrontent ces deux déités modernes l’une mauvaise et l’autre bonne: le pouvoir et le désir. »

Là, Au-delà était dédiée à André Boucourechliev ce qui explique les nombreux si bémol (B, en allemand) qui reviennent inlassablement. Tout le matériau harmonique a été déduit des lettres de ses nom et prénom. Cette dédicace que je rends publique est un hommage à l’une des sentinelles les plus vigilantes du monde musical.

Frédéric Durieux