Traverse 1
(1995) pour grand orchestre

(3-3-4-3 / 4-3-3-1 / 4 perc.-timbales- harpe-piano / 14-12-10-8-6)
Commande du Conservatoire de Paris (CNSMDP) pour son bicentenaire
Création par l’orchestre du Conservatoire de Paris, dir. P. Rophé à la Grande Salle de la
Cité de la Musique, Paris décembre 1995
Dédicace : pour Louis & Agnès
Durée : 5 min. 30
Editions Jobert (Paris) – anciennement éditions Durand

Les partitions des Traverses 1, 2 & 3 ont été conçues en deux périodes assez espacées. Traverse 1, commande du Conservatoire de Paris pour son bicentenaire, a été composée durant le printemps et l’été 1995.Traverses 2 & 3, commandes de Radio France pour l’Orchestre Philharmonique,entre l’automne 2002 et l’été 2003.

Ce qui m’intéresse dans le fait d’écrire une œuvre pour orchestre en trois mouvements, ce n’est certainement pas de m’inscrire dans une tradition symphonique, mais plutôt de proposer trois moments pour orchestre qui peuvent tout à la fois se suffire chacun séparément ou bien s’écouter dans leur ensemble. Ce qui finalement pose, des suites pour orchestres de Bach aux symphonies de Mahler (pour ne prendre que ces deux exemples), l’une des questions essentielles des œuvres constituées de mouvements séparés : souhaite-on accentuer les contrastes ou favoriser la continuité ?  Pour ces Traverses, j’ai opté pour une succession de mouvements contrastés qui n’ont pas de relations directes entre eux ; quoique certains matériaux ou idées puissent se retrouver au fil des mouvements. En fait, je préfère jouer avec le désir et l’envie : au moment des esquisses, des idées apparaissent ; je les incorpore ou non à mon projet et la partition évolue en fonction de ce travail progressif. Déduire et construire à partir d’éléments quelquefois contradictoires me semble souvent plus productif que d’enclencher des processus irréversibles et implacables. Les programmes préétablis m’ennuient et je les laisse vivre leur vie. S’ils en ont une. 

Traverse 1 débute par une sorte d’introduction lente. Des accords lointains puis de plus en plus larges et puissants agitent la masse orchestrale avant que celle-ci ne se lance dans une sorte de course effrénée. Un fa médium est constamment scandé par les cuivres en notes frémissantes et répétées, le reste de l’orchestre tournant autour de cet axe, à la recherche d’un équilibre précaire et momentané. Ce n’est que lorsque l’orchestre se sera fixé sur ce fa, qu’il s’échappera de cette agitation par des soubresauts allant s’apaisant. A ce moment que surgit une figure issue de la fin de la première des Pièces op. 16 d’Arnold Schönberg, citation imparfaite et partielle en hommage à l’un de mes compositeurs de référence.

Traverse 2 est une sorte de passacaille composée en hommage à Gérard Grisey et à Claudio Monteverdi. Un balancement entre deux harmonies (la première étant une citation du début du deuxième mouvement des 4 Chants pour franchir le seuil) sert de basse obstinée. Sur cette alternance qui ira évoluant, viendront se superposer des plages harmoniques aux temporalités indépendantes. C’est cette superposition de temporalités (l’une fixe, les autres mobiles) qui est un hommage au Lamento della Ninfa du VIIIème Livre des Madrigaux de Monteverdi. Après une culmination durant laquelle les périodicités se dérègleront, la passacaille reprend son cours et entraîne l’orchestre dans un balancement sombre et obstiné.

Traverse 3 pourrait se résumer en une série de variations autour de l’idée de mélodie, comme si l’écriture de ce mouvement renfermait une ligne vocale latente. La première partie, instable, s’articule sur des notes longues, réparties sur un grand registre. Les contrastes sont drus et l’orchestration abrupte, comme si tout devait se reconstruire sur les ruines d’un son philharmonique perdu. La deuxième partie se réduit à une longue ligne mélodique lente qui va du grave à l’aigu en plusieurs vagues successives. Ce chant sombre est habillé de mélanges de timbres. La troisième, polyphonique, déplie des lignes mélodiques qui s’entrecroisent, chacune étant augmentée de blocs harmoniques de 4 à 6 sons. De temps à autre, cette marche assez lente est secouée de soubresauts durant lesquels le tempo et les figures s’accélèrent subitement avant de reprendre leur cours initial. S’il fallait trouver non pas un modèle mais une correspondance, dans le sens baudelairien du terme, j’irais le chercher du côté des tableaux abstraits de Gerhard Richter dont le critique d’art Jean-Pierre Criqui notait justement que l’«idée même du choc, ou de la secousse (…) », semble « rendre présent ces tableaux, et cela jusque dans la dimension sonore qui s’en trouve suggérée, les apparentant à des sortes de déflagrations chromatiques » (Jean-Pierre Criqui, Trois impromptus sur l’art de Gerhard Richter, in la revue Parkett (n° 35, 1993)). J’aimerais assez que l’on puisse percevoir dans cette partie de ma partition, en paraphrasant ce qu’écrivait Criqui à propos de Richter, « comme autant d’images arrêtées d’une catastrophe purement » sonore. Pourtant, la catastrophe restera contenue et cette partie se refermera sur elle-même, comme si elle enfouissait son secret. La dernière partie débute par un chant confié au cor anglais, avant que l’orchestre, après une ultime tension, s’éteigne progressivement dans un balancement de plus en plus grave qui n’est pas sans analogie avec celui de la fin du deuxième mouvement.

Je tiens à remercier Radio France, l’Orchestre Philharmonique et Myung-Whun Chung de m’avoir permis de réaliser un projet qui aura nécessité près de dix années avant de se réaliser.

Frédéric Durieux